Chapitre 1

- Alexandre… mais… pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

La tête de ma mère quand je suis sorti de la salle de bain. On aurait dit que rien n’avait jamais été aussi grave. On aurait surtout dit qu’un fantôme se tenait devant elle, et ce n’était pas complètement faux. Je ressemblais vraiment comme deux gouttes d’eau à Yann, comme ça. Moi-même, je m’en étais rendu compte sur le moment, à mesure que je faisais glisser la tondeuse de mon front à ma nuque, lentement, sous le néon blafard de la salle de bain. D’épaisses mèches châtain s’écrasaient dans le lavabo, laissant apparaître mon crâne : blanc, bosselé, imparfait, pour ne pas dire moche. Mais je ne me rasais pas la tête par souci esthétique. Je me rasais comme on hurle en se mordant le poing pour ne pas l’envoyer dans le mur. C’était ça ou pulvériser quelque chose, ou retourner contre moi-même cette douleur que je ne pouvais comparer à rien. Ma mère aurait dû s’estimer heureuse que je me contente de raser ce crâne sous lequel s’entrechoquaient les idées les plus noires.

Un mois que Yann avait traversé le pare-brise de la voiture de sa mère, ma tante Lisette, la soeur de papa. « Mort sur le coup », avait dit l’hôpital. Mort sur le coup, un 15 août, le jour de ses 18 ans, trois semaines avant de partir vivre à Paris et de commencer ses études de japonais à l’INALCO pour devenir traducteur, interprète, ou les deux, et peut-être aussi guide touristique de manière à voyager là-bas le plus souvent possible, ou bien encore correspondant pour une radio, un journal, et pourquoi pas s’y installer… Voilà ce que Yann avait dans le cœur au moment où il a cessé de battre : une passion pour un pays, pour une langue, pour une culture à l’autre bout du monde, en tout cas à l’autre bout de mon monde. Quand il déroulait avec exaltation ses rêves de départ, lorsqu’il me confiait son puissant désir d’ailleurs, je l’écoutais en fuyant son regard et en serrant les dents, une pierre au fond du ventre. Il fallait que je lutte fort pour parvenir à me souvenir de ce que rabâchait Lisette : « Aimer quelqu’un, c’est le laisser libre ». Le pire, c’est qu’elle, elle y arrivait. La perspective que son fils s’éloigne ne semblait qu’ajouter à son admiration. « Un enfant, c’est fait pour quitter ses parents ». D’accord. Mais, et moi ? L’idée de laisser tomber son cousin ne faisait-elle ni chaud ni froid à Yann ? Est-ce qu’on n’était pas comme des frères ?

Pour les ados
Juste de l’autre côté de la mer >