Extrait : chapitre 3
Norma-Jean était née à Saint-Laurent-sur-Mer, dans le Calvados, quelques mois après le Débarquement. Jamais sa vie privée n’intervenait dans sa pédagogie, à une exception près, lors du cours de rentrée dispensé aux étudiants de première année. Elle n’avait rien trouvé de mieux que son prénom pour illustrer l’idée selon laquelle l’humain déambule dans l’histoire comme dans un champ de foire : sa mère, célibataire, lui avait donné un prénom composé, anglo-saxon, en remerciement aux Alliés, à un Allié précisément. Parachuté dans le jardin, l’Américain s’était blessé. La mère l’avait soigné et hébergé un peu plus longtemps que ne l’exigeait la foulure. Il avait passé toute la fin de la guerre à l’abri de ses bras. Il s’était éclipsé le jour de la capitulation allemande, laissant derrière lui une gamine qui ne parlait pas, et une jeune femme qui ne parlait plus.
À l’école, auprès de ses camarades, Norma-Jean avait passé son enfance à répéter, à épeler et à justifier. « Jean » était en français un prénom de garçon, mais à l’anglaise il était donné aux filles. On le pro- nonçait « Djine » et tout cela lui compliquait la vie : ici « démon », là « pantalon ». Sa première décision d’adulte fut d’écourter son identité. Avant qu’elle leur raconte l’origine de son prénom, les étudiants avaient eu le temps d’imaginer d’autres romances : Norma-Jean aurait été américaine et surtout new-yorkaise. Elle se serait éprise d’un écrivain français en résidence. La passion aurait été immédiate, évolutive, et l’amour pérenne. L’anneau à l’index gauche de madame Vasseur corroborait l’ensemble de ces suppositions.
Norma-Jean commençait toujours son cours en avance. Les étudiants entraient au compte-goutte. Les ponctuels poussaient sereinement la porte, les retardataires avec l’élan de la mauvaise foi. Et tous refermaient derrière eux avec une extrême précau- tion qui avait très peu à voir avec la gêne, un peu avec la fascination, beaucoup avec un sentiment qu’ils cernaient mal : une pointe de citron sur une lèvre gercée. À l’arrivée de chaque étudiant, Norma-Jean suspendait son propos un vingt-quatrième de seconde. On rentrait la tête dans les épaules, on bredouillait une excuse et on filait s’asseoir l’échine courbée à la première table libre. La qualité du silence qui détourait les paroles de Norma-Jean se perfectionnait à mesure que l’année avançait. Sa voix creusait dans l’air des galeries que les auditeurs empruntaient. Le son paraissait véhiculé sans le support des mots, à travers un étroit conduit de sens. L’intelligence sculptait le vide. Les étudiants lisaient sur sa bouche ce qui était devenu densité et musique.
« La philosophie n’a qu’un sujet : le temps. L’histoire des idées forme une roue autour de ce seul axe. Toutes les préoccupations humaines se rencontrent à l’endroit de ce nœud. La vie peut se résumer à une chute de tissu plus ou moins large, imprimée de motifs qui sont nos seules éternités. La première décennie semble longue et épaisse comme une cuillérée d’antibiotique pour enfant, aromatisé jusqu’à la nausée. Le goût reste en bouche et remonte parfois au nez. Baluchon de chair et d’os trimballé d’épaules en épaules, petit fardeau ignorant sa trajectoire, parfois abandonné ou se vivant comme tel, l’enfant fait l’acquisition des fondamentaux : d’abord le langage, ensuite la propreté. Plus tard, il s’accommode beaucoup mieux de l’incontinence que de l’aphasie. À moins que, devenu aphasique, il ne soit pas en mesure de faire savoir qu’il s’accommode bien mieux du silence que de l’incontinence. Mais après tout qu’importe, les deux allant souvent de pair. La deuxième décennie est celle de tous les dangers. Vivre con, mourir violemment. Nombre de trauma- tismes trouvent leur origine dans l’accident de voiture de la première amoureuse, la leucémie du petit voisin, l’overdose du fils de la boulangère ou le coma éthylique du tombeur de la classe. On assiste à ses premiers enterrements. On éprouve les premières pertes de sens devant des cercueils trop petits. On avale ses premières bouffées d’absurde au spectacle de parents dévastés, eux-mêmes un peu trop jeunes pour mourir. À défaut d’avoir saisi la valeur de la vie, on commence à redouter la mort. Au cours de la troisième décennie, soudain, on se rend compte qu’un tiers s’est écoulé. On intègre une donnée qui jusqu’ici nous avait échappé : la mort ne sera pas forcément brutale et en couleur. Sans panache, elle pourra aussi être lente, douloureuse et inesthétique. Alors on corrige ses habitudes à la lecture des statistiques dans les magazines. Il va falloir songer à arrêter de fumer. À l’idée de durer, une déprime s’installe. Pour James Dean, l’occasion est ratée. Sur la durée, on manquera forcément d’élégance. Puis, un matin, on s’avise du miracle. En dix ou quinze mille jours d’existence, on a évité tous les trous dans la chaussée : aucun véhicule ne nous a renversés, les maladies orphelines nous ont ignorés, les tueurs en série aussi, les suicidaires du métro ont choisi d’en enlacer d’autres, les ruptures d’anévrisme ont élu nos voisins de palier, les guerres sont passées à côté, les cancers foudroyants ont préféré le lit d’un proche... Alors, si l’émerveillement de la beauté n’a pas été pulvérisé par les femmes qui nous ont lâchés, et que l’attrait de la lumière a perduré malgré les hommes qui nous ont trompés, si malgré la bassesse du monde notre tête a empêché son cou de s’emmitoufler dans la corde, alors, on peut imaginer avoir atteint le milieu supposé de sa vie. Quarante ou cinquante ans. C’est peu et beaucoup à la fois. Vertigineux d’en être arrivé là. Si vite et si lentement, avec pour uniques séquelles un temps de mise en route matinale ralenti, et du tartre coquille d’œuf à l’intérieur des dents : des siècles d’évolution pour connaître les déboires d’un fer à repasser... le rêve en plus, et surtout son souvenir. »
Le premier cours de madame Vasseur imprimait à jamais les mémoires étudiantes, et surtout la manière dont son visage se pétrifiait dans une absence d’expression et de regard qui pouvait durer plusieurs secondes... et ces secondes paraissaient une éternité.