Chapitre 1
Je ne perds jamais rien, si ce n’est le sommeil. Aucune fouille, la plus minutieuse soit-elle, ne peut me le rendre. Je regarde derrière chaque miroir, je retourne les poches du souvenir, j’explore tous les faux plis de nos silences, je suis allé jusqu’à découdre la magie entière de l’enfance… en vain. Le sommeil égaré ne se retrouve pas. Mes nuits ressemblent à des vols sans escales, des longs courriers plein est, l’obscurité au rebut. Il faudrait inventer un mot pour mes asomnies. Depuis le temps, on ne peut plus parler ni de « traversée » ni de « période ». Les premières lames de l’aube ne trouvent rien à déchirer sur ma figure : aperture préventive des paupières, épisiotomie oculaire, je suis tout à fait réveillé, les yeux balayés dix fois par minute par des cils que j’ai drus et bruns, ce qui est étonnant pour mon morphotype.
Ma mère faisait slave, une vraie tête de chat. Quant à mon père, sa figure disait aussi sûrement qu’un livre ouvert ses origines ukrainiennes ashkénazes. C’était un homme craintif que j’ai aimé trop tard.
Dormir est un art, rêver une performance. On ne dispose pas trop d’une vie pour dénouer l’énigme de nos naissances et poursuivre le secret de l’exact sommeil. Il ne fait plus vraiment nuit, c’est à peine le jour, rester couché est insupportable lorsque le lit n’est le terrain d’aucun plaisir, d’aucun repos. L’air semble doux par ma fenêtre entrebâillée. Je n’enfile pour sortir qu’un veston léger, je glisse mes pieds nus dans des chaussures ouvertes, détournant le regard de mes malléoles étoilées de mauve : mes vaisseaux sanguins éclatent un à un.
Il est à peine six heures, fin mars début avril. Les rues charrient une odeur de promesses qui menacent sans arrêt de ne pas être tenues. Il fait plus frais qu’il y paraissait. Je tangue dans le bleu des cités lavées par le silence, un appareil photo dans la main gauche, un carnet et un stylo dans la droite. Des inconnus sont en train de rêver, je zigzague dans la vaste installation de leurs songes, je suis leur dernier photographe, je suis leur dernier biographe.
Il y a quelque chose d’insoutenable dans cette saison neuve au bord de l’amour, cette naissance qui n’est jamais nouvelle. Tous les ans au jour près, le monde et sa sempiternelle duperie. Il y a quelque chose d’odieux dans ce réflexe chimique à vivre, obéissance collective à l’ultraviolet, notre instinct de photosynthèse guère plus évolué que celui du bourgeon. Au simulacre du printemps, tout s’ouvre, tout renaît. Ces derniers jours de mars, ces premiers jours d’avril, ne me parlent pourtant que de corps toujours prompt à interrompre la vie. (...)