1.

— Brunhilde ma chérie, tu vas être contente, on a de nouveaux voisins !

Ma mère, son sport favori, c’est de penser à ma place. Qu’est ce que j’en ai à faire, moi, des nouveaux voisins ? En quoi est-ce que j’ai besoin, moi, de nouveaux voisins ? Je suis la quatrième et dernière fille de mes parents. Mes sœurs ont neuf, huit et sept ans de plus que moi. A six ans, je suis déjà en CE1 parce que j’ai sauté une classe. Il faut dire que je passe mon temps à ouvrir grand les yeux et les oreilles. Dans un premier temps, j’engrange. Dans un deuxième temps, je trie. Et je ne garde que le bon. J’imite tout ce qu’il y a à imiter chez mes sœurs ; je balance tout ce qu’il y a à balancer. Je frôle la perfection. Du coup, je sais déjà lire aussi bien qu’écrire et compter. Je sais aussi des tas d’autres choses que les enfants de mon âge ignorent : des noms de tableaux, de peintres, d’écrivains, de musiciens, de capitales, de pays… je sais par cœur des chansons compliquées, je mémorise les dates les plus difficiles des batailles les plus inutiles, et j’ai même des notions de physique et de chimie qu’on apprend seulement au collège : la vitesse du son, j’y pense à chaque fois que j’entends un avion ; la poussée d’Archimède, je la vis tous les mardi matin à la piscine. Mes bulletins scolaires sont excellents. On dit que je suis une enfant très précoce et c’est un compliment. Les enfants de mon âge m’intéressent à peu près autant que la télé que je ne regarde jamais parce que c’est fait pour les crétins m’a expliqué mon père. Et comme j’adore mon père je le copie dans tous les domaines. Il est dentiste. Je serai dentiste. Il perd toujours tout. Je perds toujours tout. Il fait de l’escalade. Je fais de l’escalade – et tant pis si, au-delà de cinquante centimètres, des suées froides me tétanisent et que c’est la panique, pourvu que mon père me regarde d’en bas, fier de moi. Si seulement il avait pu aimer la natation plutôt… mais bon. J’adore aussi ma mère qui est institutrice et qui a le bon goût de ne pas travailler dans mon école – la honte, sinon. Ce qui est bien avec son boulot c’est qu’elle a les mêmes horaires que moi. Ca m’évite d’avoir à manger des nouilles collantes et des brocolis trop cuits à la cantine. Ma mère vient me chercher à l’école à midi. On déjeune toutes les deux à la maison – mes sœurs, elles, restent à la cantine : elles n’auraient pas le temps de rentrer le midi, et puis il y a un self dans leurs établissements et au self c’est meilleur. Ensuite, à 13h30, ma mère me ramène à l’école. Bientôt je ferai le trajet toute seule à pied, dès qu’elle aura cessé de voir des pédophiles partout. Ensuite, à 16h30, elle m’attend de nouveau à la grille. Et de nouveau on rentre à la maison ensemble. Je ne reste jamais avec les autres enfants à l’étude. Je ne fais aucune activité extra-scolaire. Je goûte à la maison avec ma mère en attendant que les grandes rentrent. Je joue seule dans un coin du salon où j’ai installé mon monde de playmobils autour d’un pot en terre cuite dans lequel un palmier rachitique meurt de soif. J’aime bien ce pot et ce palmier. Et une fois que mes sœurs sont rentrées, je ne les lâche plus jusqu’au lendemain, et c’est l’éternel recommencement de l’école. (…)

A partir de 7 ans

Pour les enfants
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